Tu aurais su ce qu’il se passait dans la tête de la jeune femme, ta réaction aurait été autre. Mais au fond, tu ne la connais pas. Est-ce que tu as envie de la connaître ? Pas vraiment. Pourtant, elle a l’air moins tarte que tu n’aurais pu le croire. Elle a l’air de savoir se sortir de certaines situations malgré qu’elle ait été enfermée dans une tour d’argent bien des années. Mais, Ismey n’est pas ta priorité. Tu es venu ici pour t’amuser, tu es venu ici pour te détendre, tu es venu ici pour rattraper le temps perdu avec Karhlya. Alors, tu chasses la blonde de tes pensées, même si la mine triste qu’elle avait lorsque vous lui aviez tourné le dos te dérange légèrement.

Ton attention s’est aussi reportée sur Karhlya, qui semblait bien moins avenante envers la jeune femme qu’au début de votre discussion. Tu ne te l’expliques pas alors, tu attends d’être arrivé à plusieurs mètres d’Ismey pour te pencher un peu vers elle.

« Tu as l’air contrariée. »

Ce n’est pas vraiment une question, pas vraiment une affirmation. Tu constates, voilà tout. Tu n’as pas envie de te mettre deux femmes à dos la même journée. D’autant que tu éprouves pour Karhlya une affection toute autre et que, après ces années sans converser, tu serais bien triste si elle te tournait le dos. Mais elle ne semble pas – encore – t’en vouloir outre mesure. Elle te parle de brochette et de beignet. Alors tu cherches dans les stands ceux qui pourraient être vendeur du Saint Graal.

« Jolie ? Oui, je suppose. Je la trouve banale. »

Tu exagérais, comme toujours lorsqu’il s’agissait d’Ismey. Parce qu’elle était jolie. Selon les normes de la société, elle était jolie. Sauf que tu n’avais pas envie de le voir.

« Il y a des femmes bien plus jolies qu’Ismey. Regarde, toi. Ah tiens, voilà les brochettes ! Tu en veux combien ? »

Mais oui Alec, change de sujet comme si de rien n’était. Le pire dans tout ça ? C’est que tu ne te rends même pas compte de ce que tu dis.

Oh Alec, que tu peux être un peu lent à la détente parfois. Tu essaies souvent de bien faire les choses et, si professionnellement ça fonctionne, ta vie personnelle n’est pas un modèle de réussites. Tu as mis le doigt sur quelque chose : l’attitude de Karhlya à belle et bien changée. Mais tu ne saurais dire pourquoi, pour la simple et bonne raison que tu n’es pas borgne, tu es aveugle. Aveugle te concernant. Un psychiatre dirait que tu n’as pas d’estime de toi, que tu transposes l’attitude que ton père avait eu toutes ces années en acceptant que tu n’es pas digne d’intérêt. Et c’est tellement inné que tu ne sais pas que tu agis de cette manière. Tu as toujours mis la fin de tes relations sur le compte de « la vie ». Mais tu ne t’en étonnais jamais. Et quand on te demandait ce qui avait bien pu se passer, la réponse que tu donnais avec un petit sourire en coin n’était jamais bien loin de ce que tu pensais réellement au fond de toi : « elle était trop bien pour moi, j’ai dû la laisser partir ».

Et puis, ton nom entier claque dans les airs et tu te figes. Tu as suffisamment entendu ta mère le prononcer uniquement dans les moments où tu savais que tu allais te faire enguirlandé que tu n’as aucun mal à savoir que Karhlya va te remettre les points sur les i.
Alors tu poses sur elle un regard surpris. Tu ne sais pas réellement ce que tu as bien pu dire qui aurait pu déclencher la colère de ton amie. Tu baisses ton œil valide sur elle et la regarde.

« Pourquoi je te mentirais ? »

C’est vrai, non ? Après tout, tu n’as aucune idée des sentiments qu’a pu avoir Karhlya un jour. Tu n’as aucune idée de ses sentiments actuels à ton égard. Quel aurait été ton intérêt à lui mentir ouvertement ? Non, tu es sincère quand tu dis que tu la trouves banale. Sincère dans le sens ou tu le crois réellement.

« Je ne sais pas si je suis aveugle, tout ce que je sais c’est que je n’ai aucune envie de l’épouser. »

Peu importait que la face du monde la trouve jolie, toi tu n’en voulais pas en tant que femme. Et même si vous deviez apprendre à vous connaître et que tu devais finalement tomber amoureux d’elle, tu n’avais pas envie que tout ça soit faussé, tu attendrais de rompre vos fiançailles. Ou quelque chose comme ça. Mais tu n’avais aucune envie de passer ta vie dans cette situation.

« Qu’elle soit gentille je n’en doute pas, mais ça ne m’intéresse pas Karhlya. Qu’est-ce que tu as tout d’un coup ? La dernière fois que je t’en ai parlé c’était la pire des choses qui pouvait m’arriver et aujourd’hui tu me pousserais presque dans ses bras. »

Si tu étais aveugle, Karhlya était une girouette. Et puis, quelque chose te dérange dans cette histoire. Le ton qu’elle prend, la mine préoccupée ou triste qu’elle arbore, tu n’arrives pas à mettre le doigt sur tout ça.

« Qu’est-ce que je ne vois pas ? »

Tu n’as jamais été très doué avec les sous-entendus, et ça ne date pas d’aujourd’hui. Tu fixes la jeune femme, puis la brochette. Même ça tu n’es pas doué, tu avais prévu de l’invité aujourd’hui, et pas de te laisser te faire entretenir. Mais tu ne t’occupes pas vraiment de la brochette, tu plonges ton regard au fond des yeux de Karhlya, fronçant les sourcils.
Tu attends une réponse.

Est-ce que tu voyais les choses comme ça ? Absolument pas. Est-ce que tu avais la moindre fichue idée que ça aurait pu arriver ? Non. Parce qu’on a déjà établi que tu étais aveugle.

Tu attendais cette réponse, parce que dans le fond ça t’énerves d’être comme ça. De ne pas voir certaines choses qui sont sous ton nez. Ça t’es déjà arrivé qu’on se moque de toi ou qu’on te taquine sans que tu ne t’en rendes compte. Mais, quand on te drague, en général, tu le vois. Là est toute la nuance : Karhlya ne te drague pas. Elle se contente d’éprouver. Et toi, tu ne lis pas dans les pensées des gens. Tu sais jauger s’ils sont dangereux ou non, mais pour le reste…

Au bout du compte, tu la regardes se prendre la tête, elle n’a pas l’air bien. Tu vois quand les gens vont mal en règle générale, et la rouquine est loin d’être aussi souriante qu’elle ne peut l’être d’habitude. Et ça t’inquiète. Tu as l’estomac qui fait des loopings et ta gorge se serre. Tu n’as pas envie de lui faire de la peine, on dirait que tu n’es bon qu’à ça aujourd’hui. Tu vas pour tendre la main et la poser au sommet de son crâne, comme pour la rassurer et l’apaiser, mais son « non » te surprends tellement que tu t’arrêtes avant même d’avoir fait le moindre geste. Et puis, elle continue. Et les choses se dessinent un peu dans ton esprit. Ça ressemble à de la jalousie. Tu sais ce que c’est, la jalousie. Tu l’as ressenti toute ton enfance. Ce sentiment qui te vrille le cœur et la tête parce que tu sais que ce n’est pas de la faute de ton frère, que tu ne veux pas être méchant avec lui mais qu’au fond tu en as besoin. Et une fois que tu l’as été, tu regrettes un peu.

Et puis, elle répond à ta question. Moi. Ton œil cligne une fois, puis deux. Tu la vois, elle est devant toi. Mais tu devrais prendre quelques secondes pour réfléchir. Pour penser et ne pas simplement être rationnel en répondant du tac-o-tac comme tu allais le faire. Mais elle ne te laisse ni le temps de penser, ni le temps de réfléchir, ni le temps de répondre. Ses mains s’emparent du col de ta veste et ton dos se courbe soudainement pour t’abaisser à sa hauteur. Tu sens ses lèvres se poser sur les tiennes et tu la fixes. Surpris. Et puis, la question t’arrache malgré toi un sourire.

« Très clair. »

Ta main se lève et se pose sur ta nuque. Tu es un peu perdu.

« Je suis désolé Karhlya… Je ne savais pas que… que tu… que je te… Plaisais ? »

C’est maladroit, c’est presque risible. Et tu t’en rends compte tout seul. Tu soupires un peu et glisse ta main sur sa joue. Karhlya est ton amie, mais peux-tu réellement l’appeler comme tel ? Vous vous êtes perdus de vus pendant six ans et, si vous avez renouer contact ces derniers temps, tout c’est loin d’être « comme avant ». Karhlya est une belle femme et, oui, tu pourrais te lancer avec elle. Mais pour ça, encore faudrait-il que tu crois un peu en toi. Et tu n’as aucune envie de la perdre une seconde fois.

« Je… ne sais pas quoi dire. »

Un rire nerveux quitte tes lèvres et tu la regardes. Ça n’a pas dû être facile pour elle et tu n’es qu’un grand dadais qui n’a aucune idée d’où il met les pieds. Tu n’oses pas dire un mot, tu n’oses pas parler. Tu as besoin de réfléchir, de te poser. Tu es quelqu’un d’instinctif, généralement. Mais ça ne s’applique jamais à tes relations, qu’elles soient amicales ou amoureuses. Dès lors qu’un changement intervient, dès lors que tu dois prendre une décision ou que l’ordre des choses se retrouve modifié, tu dois te poser. Grand nombre d’homme aurait pu simplement l’attirer dans ses bras pour lui rendre son baiser, ou lui aurait simplement expliqué qu’ils n’étaient pas intéressés.
Mais toi, savais-tu simplement ce que tu pensais de tout ça ?

Perdu est un petit mot par rapport à ce que tu as en tête. Tu le lui as déjà dit, tu ne sais pas si tu peux aimer. Enfin, de manière amoureuse, passionnée. Tu ne sais pas faire, tu n’as jamais su. Ça t’effraie un peu aussi, mais tu ne t’en rends pas réellement compte.

Tu avais peur aussi, peur de lui faire de la peine, peur qu’elle le prenne mal. Même si, au fond, tu n’y es pour rien. Pourtant ce poids que tu n’avais pas idée d’avoir sur le cœur s’envola lorsqu’elle sourit. Tu étais rassuré toi aussi, mais tu tiques.

« Toujours été comme ça ? »

Tu as réfléchi à voix haute mais, cette fois il ne te faut pas longtemps avant de comprendre de quoi elle parlait. Tu étais jeune, et encore plus aveugle qu’aujourd’hui à cette époque. Tu te mords la lèvre, un peu gêné. Tu as du lui en faire voir de toutes les couleurs à la pauvre Karhlya. Tu baisses un peu les yeux et presse sa main dans la tienne, comme un geste d’excuse. Tu es rassuré que la jeune femme le prenne aussi bien, et un soupir discret quitte tes lèvres, le soulagement s’insinuant en toi.

Tu lui souris et l’entraîne alors jusqu’à la piste sans lâcher sa main, dans un silence qui finalement n’est pas aussi lourd que ce que tu aurais pu penser. Arrivé au milieu de la foule, tu pivotes pour te placer devant elle.

« Ce n’est pas très compliqué, suis mes pas. »

Ta main se pose sur sa taille alors que la seconde garde l’autre dans la sienne. Et tu entames une valse. La musique est lente et, s’il ne s’agit pas forcément d’un morceau pour la valse, le rythme ne semble pas poser de souci.

« Tu vois, ce n’est pas si difficile. »

Ta voix est posée, presque un murmure, rien que pour elle. Vous êtes encore dans une bulle, toi en tout cas tu y es. Sans vraiment savoir comment agir, tu laisses justes les mouvements se faire.  

Brünhild avait beaucoup hésité avant de se lancer dans un voyage pareil. Ça voulait dire fermer la maison et laisser certains de ses employés à leur triste sort durant quelques jours. Mais l’expérience qu’elle avait eu l’année précédente l’avait terriblement convaincue. Une idée en avait germé dans sa tête. Peut-être pourrait-elle emmener quelques-unes de ses filles et de ses garçons pour monter un stand dédié aux plaisirs. Alors, avec un concepteur, elle avait créé une idée de stand. Elle avait pu demander une superficie précise mais sans avoir l’emplacement ça relevait du miracle. Un stand fermé par des draps épais et rouge foncés, seul un drap pouvait se relever pour dévoiler à la fois un petit salon douillet et des alcôves fermées pour ceux qui auraient envie de payer pour plus.

Elle avait choisi six de ses employés, trois hommes, trois femmes. Et elle avait demandé à un homme qu’elle embauchait de temps à autre de les escorter jusqu’au mur Maria et de faire la sécurité sur le stand. Et puis, elle serait là. Son fouet en poche, elle conduisit elle-même le cortège.
Une fois arrivée, le stand fut rapidement monté et elle put faire un petit tour pour jauger de la fête. Un sourire fin sur les lèvres. Elle aimait cette ambiance.

Elle revient au stand ou les choses battaient leurs pleins. Elle observa les clients aller et venir et approcha de son chargé de sécurité.

« Tout se passe bien, Allen ? »